Détaches-toi mais attaches-toi à moi…
Un après midi ensoleillé d’automne. Le temps est plus doux que d’habitude, l’apéro se prend sur la terrasse. Parmi d’autres personnes, Madeleine, a invité un couple dans la force de l’âge, parents d’un premier enfant, ravissant blondinet de deux ans et demi.
Assez farouche, il passe la première demi-heure sur les genoux de sa mère. Cette dernière, voulant assister la maîtresse de maison, quitte l’assemblée. L’enfant s’accroche à ses jupes mais se voit rapidement récupéré dans le sein paternel où il se love pouce en bouche.
Une nouvelle demi-heure se passe remplie par quelques remarques concernant le peu d’autonomie de l’enfant. Soudain timidement, le petit sort de son cocon, se met debout tout en s’accrochant fermement aux genoux paternels. Nicolas, tel est son nom, tente ensuite une main dans la direction du genou de la personne voisine. Va-t-il oser…Oui, le voilà se distanciant par quelques pas. D’un œil, enfin malicieux, il jète un regard à l’alentour et s’éloigne de quelques deux mètres du fauteuil paternel. Ce dernier se lève d’un bond, rattrape son fils avec vivacité, comme s’il venait de frôler un réel danger et lui assène un catégorique : « Tu peux jouer mais reste à un mètre carré de moi. »
Un peu jeune pour les maths
Que les enfants comprennent tout ce que l’on leur dit, d’accord. Mais à condition d’adopter un langage concernant des éléments de vie qui les concerne. Ce langage là est à leur portée. Mais que peut bien vouloir dire pour un enfant de cet âge « Un m2 » ? Par ailleurs, il ne disposait d’aucun jeu. Interloqué par cette sentence qui relève plus de l’énigme que d’autre chose, le petit reprend sa place de nourrisson sur le ventre paternel… L’observant du coin de l’œil, je me demandai en silence : « Se concentre-t-il sur la succion de son pouce ? S’interroge-t-il quant au moment de sa vie où il va pouvoir avoir accès à une certaine liberté, au droit d’expérimenter ses capacités, ses connaissances. A moins que s’identifiant à son statut d’« enfant précieux », il choisisse de se retirer dans un état lymbique d’entre deux vies ( ou entre deux morts ?) où la pensée n’a pas lieu car elle n’a pas de raison d’être…où il serait la chose de l’Autre. »
L’ « enfant précieux », « l’enfant objet ».
Le pas est vite franchi de faire d’un enfant précieux un enfant objet, celui qui comble le désir parental, celui qui devrait rassurer les parents sur leur capacité « d’avoir » un enfant ; celui qui, tel une cerise sur le gâteau de leur vie, donne par sa présence la dernière chose qui manquait au couple : un être lié à eux pour toujours. Ne reste-t-on pas, à vie quoiqu’il arrive, l’enfant de ses parents ?
De nos jours, entre parents et enfant tend à se construire un lien sur-investi. Pourquoi ? Le lien du couple, essentiellement basé sur une recherche d’épanouissement personnel, par entre autre l’harmonie affective, est de moins en moins sûr car rien n’est plus changeant que les émois amoureux. Les couples se font, se défont et se refondent à un rythme de plus en plus accéléré. Ce n’est donc plus dans le couple que l’on trouve un lien de vie garanti à long terme. Par contre, être l’enfant de ses parents est un lien à vie, indestructible, ineffaçable.
En fonction de cette nouvelle donne les enfants se retrouvent de plus en plus « liés » à leurs parents. Une analogie : ne les voit-on pas, dans la rue, liés, poussés dans leur buggy alors que depuis longtemps ils ont l’âge d’utiliser leurs jambes ?
Un lien peut être la corde qui relie deux alpinistes mais aussi celle qui entrave les prisonniers. Le lien, outil indispensable pour faire naître l’ineffable sentiment « d’exister aux yeux de l’autre » peut aussi devenir le piège « d’être tout l’un pour l’autre ». Piège tendu à l’enfant-précieux tant l’adulte craint la séparation. Les enfants-précieux souffrent d’un trop plein de protection qui les chosifie. Ce qui, d’une certaine manière, pourrait d’apparenter avec une forme de carence éducative.
L’enjeu de l’éducation n’est-il pas de trouver ce difficile équilibre entre le lien qui permet de trouver chez l’Autre un havre de ressourcement tout en y trouvant le vent frais qui pousse à prendre le large ?