La guerre de la tut
L’interdit de la tut
Tina est née. Ce n’était pas une mince affaire pour Eliane d’avoir une fille. N’ayant eu que des frères et de plus vivant souvent, avec sa mère, une relation chargée de stress et de tensions, elle espérait n’enfanter que des garçons !
Une tut pour Anatole
Tina a un frère, Anatole, de 13 mois son aîné. Premier petit enfant de la famille, il est adulé de tous. Petit prince adorable, dès son jeune âge, lorsque la durée de la tétée ne suffisait pas à calmer sa vitalité, il recevait de sa mère une tétine pour assouvir son besoin d’oralité.
Rien de plus normal, me direz-vous ! Pas tellement car dans la famille d’Eliane l’usage de la tétine était une habitude totalement décriée. Et ceci en vertu de plusieurs raisons valables ou non, du genre : « Ce n’est pas propre- ce n‘est pas joli- c’est un bouchon empêchant l’expression spontanée- il faut laisser un enfant pleurer- etc. » Anatole pris l’habitude de se consoler régulièrement à l’aide de sa tétine et en avait même fait, comme beaucoup d’enfants, un de ses objets préférentiels.
Intérieurement, la grand-mère du petit Anatole, ne voyait pas l’emploi de la tut d’un si bon œil aussi rangeait-elle celle-ci sur le haut d’un meuble dès que l’enfant l’abandonnait au gré de ses randonnées à travers la pièce.
Pas de tut pour Tina
Tina, comme son frère, était un bébé plein de vitalité et de tempérament. Dès son jeune âge, elle mangeait bien mais pleurait parfois violemment après les tétées ce qui occasionna au bout de quelques jours des crampes intestinales. Ces cris stridents agaçait fortement sa mère qui pourtant se refusait de donner, à la petite, une tétine pour soulager sa peine.
Lors d’une visite de la grand-mère, celle-ci s’étonna que le bébé ne reçoive pas de tétine. Elle en demanda la raison à sa fille.
« Ah ça alors ! Tu m’as critiquée parce que je donne une tétine à Anatole et maintenant tu vas me reprocher de ne pas en donner à Tina ! Tu es la première à dire que c’est laid, que l’enfant prend des mauvaises habitudes, etc. » s’exclama Eliane.
La grand-mère resta interloquée. Effectivement c’est ce qu’elle avait pensé en voyant son petit-fils rebouché avec une tut au moindre geignement, mais elle n’avait jamais ouvertement énoncé de tels propos ! Elle était à 100 lieux d’imaginer avoir induit de pareils sentiments de reproches à l’égard de l’attitude de sa fille.
Après un temps d’arrêt, se reprenant, elle lui répondit : « C’est vrai que je ne suis pas une adepte de la tut, je n’en ai jamais donné à mes enfants mais, tu m’as convaincu de l’utilité d’une tétine pour calmer un petit enfant ! Ma mère a toujours été opposée à l’usage d’une tétine et je n’ai, par conséquent, jamais oser braver cet interdit qui circule au fil des générations de mère à fille. Tu m’as montré que le bien-être d’un enfant est plus important que l’image idéale que l’adulte aime avoir sous les yeux ! »
Entendant ces paroles, Eliane regarda sa mère avec un étonnement qui en disait long et laconiquement rajouta : « Dans ce cas, demain j’irai acheter une tétine pour Tina. »
L’interdit de la tut était levé…Et sans doute, sans appréhension aucune, Tina pourra-t-elle plus tard, si elle le souhaite, donner une tétine à sa fille !
Que comprendre de cette anecdote ?
L’anecdote de la tétine dans la famille d’Eliane est un exemple des pièges que comporte parfois la loyauté familiale. Chaque famille véhicule ses « traditions », ses marques propres permettant ainsi à ses membres de s’inscrire dans une histoire familiale et culturelle. Ainsi, par exemple, on dit de la famille Durand : "Ce sont des marrants, un peu bohêmes", alors que la famille Dupond est connue pour être : "Des grands intellectuels pour qui ne compte que les études." » Ainsi, dans les familles, de génération en génération, certains gestes, certaines habitudes se transmettent et se reproduisent. Souvent d’ailleurs de façon inconsciente !
Ces « traditions familiales » donnent à l’individu un sentiment d’appartenance, vécu très important pour se sentir « inscrit » dans l’histoire de l’humanité. Il n’empêche qu’il est aussi utile que chaque génération puisse remettre en question certaines de ces « habitudes familiales », puisse se repositionner par rapport à celles-ci. Pour chaque membre d’une famille, tout n’est pas toujours bon à reprendre ; il est souhaitable d’oser questionner certaines caractéristiques de la famille, de les reprendre ou d’en prendre distance selon la vision que chacun de nous a comme projet de vie. S’il est vrai que la transmission de l’histoire familiale est essentielle, la reproduction d’attitudes par pure loyauté peut devenir une prison…Lorsque l’on adopte une règle simplement parce que dans la famille, « on a toujours fait comme cela », l’on reproduit un code fait de rites dont le mythe c’est à dire le sens, est perdu. Lorsque des parents adoptent un comportement au nom d’une loyauté à ce mythe et non en leur nom propre, la répétition peut s’avérer stérile voire néfaste !
Dans sa relation avec Tina, Eliane n’osait pas remettre en question la philosophie familiale à l’égard de la « tut ». Malgré qu’elle ait, intuitivement, compris l’utilité de la tétine, qu’elle ait bravé l’interdit pour son fils, il lui a fallu le soutien de sa propre mère pour oser briser la chaîne des messages qui passent de mère à fille au sujet de la tétine.
Face à nos enfants, rappelons-nous que notre vérité et celle qui nous a été transmise, n’est jamais toute et unique. Chaque génération a quelque chose à apprendre à celle qui la suit mais aussi à celle qui la précède ! Nous avons autant à apprendre de nos enfants qu’eux de nous ! Le monde et les idéologies évoluent ; il faut que chacun grandisse (faisant ainsi avancer la société toute entière) et que les idées toutes faites fassent leur temps.
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